Comment j’ai appris que pleurer = échec personnel et à percevoir le soin de l’autre comme une faiblesse

Je me revois, à l’âge de 11 ou 12 ans, dans des vestiaires de gymnastique, à écouter des camarades de classe partageant entre eux leurs astuces pour éviter de pleurer.

– Moi, quand j’ai envie de pleurer, je frappe un mur et comme ça, la douleur, elle bat mon envie de pleurer et je pleurs pas !

– Moi, je baisse le menton très fort et je bloque ma respiration et après ça passe !

– Moi, je baille si ‘y a déjà une larme et je me frotte les yeux comme si j’étais fatigué…

Je les trouve bizarre de dire ça, mais je n’ose rien dire.

Quelques jours plus tard, je tombe en jouant au football pendant la récréation. Je pleure et les autres garçons se moquent de moi. En plus de ma douleur et de ma tristesse, je suis surpris car avant les grandes vacances d’été, quand quelqu’un se faisait mal et pleurait, on arrêtait le jeu et on l’accompagnait à l’infirmerie. Alors que maintenant, les gens se marrent et me disent «haha tu pleurs comme un femmelette !» ou «allez, relève-toi ! T’es une mauviette ou quoi ?». L’un des garçons se penchent sur moi, me tend la main pour m’aider à me relever. Je la prends puis il lâche brutalement, ce qui me fait retomber au sol. Il dit «haha mais tu pleures vraiment ! Haha !»en riant bruyamment. Je tourne mon regard vers deux amis. Ils semblent gênés et se forcent à regarder ailleurs. L’un d’eux me demande d’arrêter de faire mon bébé pour qu’on puisse continuer la partie de football.

C’est arrivé plusieurs fois. Quand je me mets à pleurer puis, ma détresse est tournée en ridicule et je pleurs encore plus fort, ce qui intensifie les moqueries et ainsi de suite. Je découvre que ma tristesse accomplit le contraire de ce que j’espère : elle s’exprime pour recevoir de la consolation, du lien, et ne me donne en fait que des moqueries, du rejet.

Je me souviens d’un autre cours de gym, lors d’un tournoi où plusieurs des «capitaines» doivent choisir les membres de leur équipe. L’un d’eux me dévisage et dit en souriant à toute la classe : « pas lui, je veux pas de victime dans mon équipe ! ». Tout le monde rigole (ou alors suffisamment pour que le bruit me fasse penser que « tout le monde » rigole). Je sens mon corps se crisper, ma gorge se serrer, mon ventre devenir brûlant d’acidité ; peur, honte, sentiment de rejet… pour la première fois, j’essaie de me retenir de pleurer.

Je me revois en train de m’efforcer de contenir une boule froide et piquant dans ma gorge. Je la force à redescendre. Je l’enfouis dans mon ventre, alors que cette boule veut rester légère pour monter jusqu’à mon visage pour éclater en sanglot et partir par mes cris et mes larmes. Mais non, je lui fais violence et je garde la souffrance en moi.

La première fois, ça m’a pris des heures pour que ma boule de détresse et de douleur redescende. Pendant une bonne partie de l’après-midi, en salle de classe, je me revois concentré sur cet effort. Pour vaincre ma tristesse, je suis focalisé dessus, inattentif à ce qui se passe autour de moi, l’air maussade et vaguement irrité.

Dans ces moments-là, quand quelqu’un-e m’adresse la parole, je réponds sèchement pour couper court à la conversation, surtout si c’est une question de type soin, genre « comment tu vas ? ». J’évite cette attention portée sur moi, cette invitation à partager ce que je sens, car ça brise mon effort d’enfouissement et alors ma tristesse remonte à la surface et je peux parfois pleurer d’un coup, au milieu de la classe, sous le regard moqueur de mes « camardes », voir même d’un professeur que j’ai déjà entendu dire, l’air exaspéré « allons, ressaisis toi, maintenant ! ». Ou bien une autre qui m’a dit que je pouvais sortir un moment, et moi je pleurais plus fort en disant que non, je veux pas sortir, je veux rester bouh ouh ouh (omg le désir d’intégration).

Le pire, dans tout ça, c’est que c’est contre les filles de ma classe que je finis par m’énerver, car elles sont (éduquées à être) plus souvent préoccupées par ma tristesse recouverte de ma concentration maussade et irritée. Du coup, c’était surtout elles qui m’invitaient à partager ma tristesse, et à attirer sur moi les regards méprisants de certains garçons de la classe, dont je désirais compulsivement l’approbation. Et c’est donc elles – la catégorie de pensée « filles » – que j’ai peu à peu jugées responsables de mon humiliation. Je ne voulais plus parler avec elles, m’éloigner de leur univers d’entraide et de partage, afin de démentir mes étiquettes de « fillette », « mauviette », etc. Une fois, je me souviens quand l’une d’entre elle m’a demandé comment ça allait, je lui ai répondu « ta gueule avec tes questions de merde. » (déso Tina). Face à ce genre de violence nerveuse et compulsive, elles ont peu à peu arrêté de m’adresser la parole sur des sujets personnels comme ça. Bin oui, parce que mon but à moi, c’était de rester fermé à la vie en moi. Ma mission est de devenir machine performante que rien n’empêche de travailler ou de tuer ses semblables.

Avec le temps, c’est devenu de plus en plus facile et rapide de refouler ma tristesse. 5 minutes top chrono. Et bim, une ou deux années plus tard, je considère à mon tour que pleurer est un signe de faiblesse, et je traite de chochotte de celles et ceux qui pleurent à la récréation.

D’autres années passent et mon corps a tellement bien appris à contenir sa tristesse que j’ai pleuré peut-être une vingtaine de fois depuis les événements décrits plus haut, il y a plus de 15 ans. Et malgré tout ce que je me répète mentalement sur les bienfaits de la tristesse, mes larmes sont toujours accompagnées par un sentiment de honte et d’échec personnel. A chaque fois, la circulation de cette émotion est bloquée par des contractions réflexes qui retiennent mes sanglots, qui en diminuent le volume sonore ou qui me font compulsivement détourner la tête et enfouir mon visage dans mes mains pour éviter le regard des autres.

Encore aujourd’hui, je peine à considérer la tristesse comme quelque chose de sain à vivre pour un humain. Elle est toujours accompagnée d’un affect proche de la culpabilité, qui me fait percevoir ma tristesse comme une faute, un dysfonctionnement, même quand je suis tout seul. Comme si les échos de leurs moqueries résonnent en moi encore aujourd’hui.

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